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— Il devrait déjà être là ! lança d’un ton impatient – qu’accentuait un fort accent italien – l’homme aux joues poudrées et aux lèvres couvertes d’un rouge qui, cocassement, débordait sur sa moustache soignée. N’était ce détail, le pourpre de sa robe de cardinal s’accordait avec une élégance, une séduction et un charme qui ne devaient pas tout au naturel.

Le cardinal Jules Mazarin, Premier ministre du royaume de France, regardait fixement son confesseur, le père Angello, qui répondit d’une voix douce :

— Il viendra. C’est le seul qui vous soit fidèle avec très grand désintéressement. Souvenez-vous, Votre Éminence : il a tout refusé. Terres, charges, récompenses. J’ai même cru voir l’instant où vous alliez le blesser en insistant.

— Mais je n’ai pas insisté plus qu’il ne fallait ! rétorqua vivement le cardinal.

Ses relations avec le père Angello, par leur constance et leur ancienneté, évoluaient vers une relative familiarité, mais il fallait aussi voir là l’aspect pratique de la chose.

Néanmoins, le cardinal se plaisait, quelquefois, à rappeler à l’ordre celui qu’il considérait presque comme un ami.

Si tant est que ses extraordinaires pouvoirs lui permettent une quelconque amitié.

À cette idée, Mazarin haussa les épaules. En tout lieu qu’il se trouvât, ce n’était que cortèges de solliciteurs, des magistrats indociles du parlement aux plus puissants seigneurs. On le flattait pour mieux le mépriser aussitôt qu’il tournait le dos. De l’apothicaire au prince du sang, on s’essayait aux pamphlets et autres libelles, ces fameuses « Mazarinades » qui circulaient dans Paris, moquant son accent italien.

Plus grave, certains auteurs anonymes présentaient la reine Anne d’Autriche comme sa maîtresse soumise.

Chassant cette pensée, Mazarin lissa sa moustache d’un doigt léger en disant, l’air rêveur :

— Un tel homme m’est trop précieux, je devrais le faire protéger.

— Il vous a pourtant admirablement montré qu’il savait se défendre comme quatre ! répondit le père Angello.

— C’est vrai ! remarqua Mazarin en se reportant quelques mois en arrière, en cette journée d’août 1648 où il aurait dû mourir.

N’était…

Certes, on s’était bien gardé d’ébruiter la chose : que quatre assassins puissent s’introduire au Palais-Royal, voilà qui pourrait donner des idées à beaucoup d’autres.

D’autant que, pour le pouvoir royal, chancelant, les choses se gâtaient. Rien que de prévisible, au fond. À la mort de Richelieu et du roi Louis XIII, le dauphin et futur Louis XIV[1] n’avait que cinq ans ce qui, par la logique et la tradition, appelait une Régence.

Pas de roi, période dangereuse !

Mazarin l’avait parfaitement compris. D’autant qu’au conseil de Régence, mis en place du vivant de feu-Louis XIII, les ambitieux ne manquaient pas.

De là datait le premier acte politique de la reine, habilement conseillée par Mazarin. Un acte indispensable, mais qui déchaîna la tempête. S’appuyant très exceptionnellement sur le parlement, elle avait fait casser la décision de Louis XIII, dissous le conseil et exercé seule la Régence, secondée par son Premier ministre.

Décision brutale.

On réagit. Par des murmures ou des hauts cris, selon qu’on fût humble ou puissant.

En le royaume, le parlement, les provinces et les grands seigneurs, excités par une foule d’agitateurs, manifestaient leur hostilité.

À l’extérieur, la guerre. À la mort de Louis XIII, en 1643, elle durait déjà depuis huit ans… et se poursuivait encore maintenant. L’Espagne, l’incontournable et très catholique Espagne, attaquait au sud, mais aussi au nord et au nord-est, depuis ses anciennes conquêtes. Et comme si ce malheur ne suffisait pas, elle s’était alliée à l’autre branche des Habsbourg, la puissante famille qui régnait sur l’Autriche.

Et la guerre ne venait pas seule. Famines et épidémies lui faisaient escorte, laissant les campagnes désolées et des milliers de cadavres pourrissants.

Le peuple grondait dangereusement. Les nobles, sarcastiques, attendaient la suite des événements. Les bourgeois se lamentaient en constatant l’effondrement du commerce. Les magistrats du parlement soufflaient sur les braises. Quant à l’Église, ses princes et ses humbles vicaires ne voyaient qu’impardonnable trahison dans les alliances que la France de Mazarin passait avec des pays protestants pour combattre la sainte Espagne catholique.

La Fronde !

Ce nom, accolé aux « événements », venait de ce jeu dangereux très en faveur parmi la jeunesse qui s’y essayait dans les larges fossés de la capitale.

Une Fronde parlementaire, certes, et jusqu’ici contenue.

Dès février de cette année 1648, le parlement avait manifesté sa mauvaise humeur, rendant arrêt sur arrêt, arrachant des privilèges, osant se réunir dans la chambre Saint-Louis avec la prétention de travailler à réformer l’État, révoquant les intendants du royaume, créant une chambre de justice à sa dévotion.

Et il fallut céder !

Certes, la victoire de Lens sur l’armée espagnole avait redoré le royal blason. D’une foudroyante rapidité, Mazarin avait aussitôt mis cet événement à profit : Te Deum à Notre-Dame pour fêter la victoire du royaume des lys d’un côté, arrestations des opposants du parlement de l’autre.

Un pari risqué… et perdu !

Le 27 août, Paris se hérissait de barricades. Force fut, la mort dans l’âme, de libérer le très populaire conseiller Broussel et le président Blancmesnil.

Céder ! Encore céder !

Paris se montrait si peu sûr qu’il devint prudent d’évacuer la cour en catastrophe vers Rueil.

Toujours céder !

Donner, dans ce très ancien pays de droit divin, le pouvoir au parlement et revenir à Paris en rasant les murs.

Et de nouveau, en cette fin décembre, rien n’allait plus. Il serait bientôt nécessaire de partir une nouvelle fois en emportant la reine et le dauphin sur les mauvais chemins menant au château de Saint-Germain-en-Laye.

Le cardinal, bel homme, la quarantaine à peine finissante, se sentait vieux. Un rempart dérisoire contre ces bourgeois brouillons de la Fronde parlementaire et ces seigneurs heureusement stupides qui rêvaient d’un retour en arrière, d’une France féodale qu’ils se partageraient entre grandes familles.

Mais que les braillards du parlement et les princes comprennent qu’il était, lui, Jules Mazarin, cardinal et Premier ministre, leur ennemi commun : alors tout serait perdu.

À jamais !

Le cardinal frissonna.

— Son Éminence a froid ?… Décembre est glacé, cette année ! risqua le père Angello.

Mais Mazarin ne l’entendit pas même, perdu en ses sombres pensées.

Vieux, certes. Usé. Las. Repoussant de plus en plus souvent cette lancinante question, « À quoi bon ? », antichambre d’un abject renoncement à tout ce qui avait fait sa vie : maintenir le royaume au niveau remarquable où l’avait hissé son prédécesseur Richelieu. Le maintenir et, si possible, l’élever davantage encore pour le remettre un jour entre les mains de Louis, Louis le quatorzième, petit garçon dont il espérait faire un très grand roi.

Alors peu importaient sa peine et sa fatigue. Il ne s’accordait pas le droit à la fatigue, et voilà tout.

— La cause est dite, l’affaire est close ! murmura-t-il.

Et tant pis pour ses rêves personnels. Tant pis pour l’amour qu’il vouait à la reine en laquelle bien souvent, trop souvent, il ne voyait qu’une femme. Une femme qu’il aimait avec passion. Tans pis si, faute de temps et de sérénité, cet amour qu’il souhaitait charnel n’avait pas, jusqu’alors, dépassé le stade de la complicité… parfois très tendre.

Mais, pour durer, il fallait vivre. Or, au plus fort des barricades, en août, on avait voulu le tuer en le Palais-Royal !

Si les quatre tueurs, dont il se demandait encore qui les avait payés, étaient arrivés à leurs fins !…

Au reste, prodigieusement renseignés comme ils se trouvaient, ils auraient dû réussir. Sans un fabuleux hasard !

Mazarin revit la scène. La porte dérobée par laquelle il avait quitté les appartements de la reine, après s’être secrètement entretenu avec elle des graves événements. Le père Angello qui l’attendait en un sombre couloir. Enfin, cette galerie déserte où ils débouchèrent sans méfiance…

Les quatre hommes avaient surgi de derrière les piliers, l’épée à la main.

Mazarin, sans armes, s’était tourné vers le père Angello qui sortit des plis de sa soutane… un crucifix !

C’était bien peu, et presque de grande drôlerie, n’était le caractère gravissime de l’affaire. D’autant que le cardinal croyait en Dieu, certes, mais… « raisonnablement » !

Et puis brusquement, comme si le crucifix brandi se révélait finalement de quelque effet, il y avait eu cette haute silhouette sombre, bottée jusqu’aux genoux, le feutre à plumes au bord rabattu sur les yeux, une longue cape noire sur les épaules…

À ne pas croire.

Pour son seul plaisir, oubliant un instant l’homme – le même, précisément – qu’il attendait, Mazarin revécut par la pensée la suite des événements…

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